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5/11

Entretien d’Anne-Laure Chamboissier avec Léa Bismuth et Nicolas Boulard

1- Vous avez mené une résidence au Musée Balzac à l’automne 2019. J’aimerais que vous me parliez un peu plus précisément de ce temps de résidence. Comment les choses se sont-elles construites au fur à mesure ? De quelle manière vous êtes vous emparés de ce lieu pour l’habiter, le faire vôtre ?
Léa Bismuth et Nicolas Boulard : Il faut d’abord dire que nous avons fragmenté le temps de résidence en deux, ce qui a donné une énergie particulière au travail. En septembre, la Touraine était encore en été, il y faisait très chaud, les champs étaient complètement jaunis par la sécheresse, de même que les tournesols brûlés par le soleil. Nous avions envie d’aller loin en exploration, jusqu’au Château d’Oiron par exemple. Nous avons découvert, aussi, le très surprenant Château de Montsoreau et les collections Art & Language, et bien entendu la Loire. Tout cela a nourri souterrainement le travail. De même, une visite de la maison de Max Ernst à Huismes : là, Dominique Marchès nous a accueillis généreusement, il nous a fait visiter la maison en nous racontant l’histoire du couple Max Ernst et Dorothea Tanning. Nous sommes repartis de Huismes avec des pommes et des figues du jardin que nous avons gardées en pensant au couple surréaliste. C’était un temps de découverte, et d’aventure. Nous avons eu, à ce moment là, l’idée de faire la marche performative de Tours à Saché et nous l’avons réalisée une première fois par un jour de grande chaleur. C’est comme ça que tout a commencé. Il fallait un point de départ, au sens strict, un point zéro. Nous sommes donc, littéralement, arrivés à Saché à pied pour travailler, comme le faisait Balzac.
La deuxième période de résidence était froide, en novembre-décembre. Tout était devenu plus difficile, de même que nous entrions dans le travail. Nous avons refait la performance, les 23 km à pied de la gare de Tours au château de Saché, mais cette fois avec du matériel d’enregistrement. Nous voulions garder une trace, pour en faire quelque chose. Mais nous ne savions pas encore que cela donnerait lieu à une retranscription pour un livre. Au départ, nous devions rester silencieux, seulement laisser entendre le son de nos pas, puis nous avons décidé de rester naturels et de discuter en marchant. La Théorie de la démarche de Balzac nous a guidé : nous l’avons commenté en marchant, et il nous a aidé à « virvoucher » !
Des motifs sont apparus pendant les deux mois de résidence, ils ont constitué le fil, la trame du récit, peu à peu : par exemple, un arbre foudroyé sur un terrain communal à la sortie de Saché nous a fait penser à la photo que Steichen avait prise du Monument à Balzac de Rodin…
Nous l’avons pris en photo à notre tour ( pour la pièce Le Ciel ouvert, hommage à Edward Steichen, présente dans l’exposition). Dans le château lui-même, par exemple, il y a le papier peint de la salle à manger qui a été important : c’est en le voyant que nous avons eu envie de créer un papier peint qui serait à la fois marbré comme les anciennes couvertures de livres, mais aussi sillonné par des affluents comme en cartographie, et enfin d’une matière organique non identifiée, à savoir du fromage Stilton, cette pâte persillée anglaise dont les circonvolutions rappellent les sillons d’un paysage en décomposition. Pour une forme de psychédélisme domestique, ou de toile de Jouy revisitée.

2- Vous avez fait le choix de vous pencher non sur le Balzac de la Comédie Humaine, mais celui des écrits autres autour de 1830. Vous l’effleurez, vous tournez autour en vous penchant sur certains livres, comme Théorie de la démarche ou encore la Sarrasine. Vous l’évoquez à travers des éléments indicielles plus que vous le nommez véritablement. Pouvez vous m’éclairer sur ce choix ? Ne devient-il pas quelque part lui même une sorte de personnage de fiction ?
Léa Bismuth : Il est vrai que le Balzac de la Comédie Humaine est très impressionnant. Pour ma part, j’en ai lu pas mal adolescente, encore au lycée. Nicolas m’avait parlé de ses souvenirs du Père Goriot et particulièrement de l’expression « sui generis », ce qui fera rire les balzaciens… Ça a été une piste au début : « sui generis » voulant dire « de son propre genre », ce qu’on ne peut pas comparer, comme une odeur ou une saveur particulière. Cependant, nous avons voulu aller chercher un Balzac plus marginal, qui nous ouvrirait la voie d’une autre lecture, moins attendue peut-être.
Rapidement aussi, j’ai pensé à Out 1 de Rivette, à L’Histoire des Treize, à la question de la conspiration, ou encore à la manière dont la Nouvelle Vague a utilisé Balzac (Rohmer, Truffaut, Rivette, Godard)… Nicolas a regardé du côté de la gastronomie, de l’ogre, ou encore du côté de l’ameublement dans les romans pour créer un meuble particulier, comme un cabinet secret, comme ceux que l’on trouve dans les châteaux que l’on peut visiter dans la région. Ça partait un peu dans tous les sens…
Puis, Théorie de la démarche s’est imposé pour la question de la marche, mais aussi de la marge : marcher dans les marges de la page ou du paysage, car nous avions remarqué que Balzac était un fou de l’annotation dans les marges de ses propres manuscrits !
La démarche est aussi un petit ouvrage très particulier, peu connu, dans lequel Balzac anticipe sur énormément de questions que les sciences sociales et l’anthropologie se poseront 150 ans plus tard. En même temps que ce petit traité, je relisais par exemple Les Techniques du corps de Marcel Mauss, c’était assez vertigineux. Il en reste des traces dans le livre lorsque je parle du fait que plus personne ne sait manger sans une fourchette et un couteau. Et qu’il va nous falloir réapprendre à marcher ! La marche est aussi l’endroit où Nicolas et moi nous retrouvons : outre le goût de la découverte et de l’aventure, la marche est synonyme d’écriture, de cartographie, de page blanche à investir.
Sarrasine et Séraphîta, c’est la face B, pourrait-on dire. La référence à Sarrasine vient avant tout de S / Z dans lequel Barthes analyse la question de la castration et de la la coupure, le Z, au cœur du nom de Balzac. Balzac était très en avance, peut-être hanté par ces questions dans sa première jeunesse. La référence à Séraphîta n’est pas arrivée directement par Balzac, mais par Pierre Molinier : c’est en me promenant dans un musée à Strasbourg que j’ai redécouvert un autoportrait incroyable de l’artiste : Autoportrait en Séraphîta. Ça a fait tilt, car c’est Molinier qui nous remettait sur la piste de Balzac, en travesti cette fois-ci ! Oui, on peut dire que Balzac est devenu un personnage de fiction, ou plutôt une forme de compagnon paradoxal — tantôt aimé, tantôt poussé à ses limites — pendant ce cheminement.

3- Votre résidence est à l’origine de l’exposition Situations de Vallées, qui s’articule autour de trois situations dans trois espaces du Musée Balzac. Le livre que vous éditez en est la matrice. Ce livre se construit autour de quatre récits le premier et le troisième écrits par toi Léa, le second par toi Nicolas et le quatrième à deux mains. Parlez moi si vous le voulez bien chacun de ce temps de l’écriture en solitaire et de celui ensemble.

Léa Bismuth : Les « Notes pour un scénario d’exposition » sont un condensé de toutes les pistes ouvertes pendant le temps d’écriture de la résidence. Je tenais une forme de journal avec de multiples entrées. J’ai fait beaucoup de tentatives différentes. Pour être honnête, je n’arrivais pas vraiment à entrer dans un récit, alors je créais des fragments. Il y a beaucoup de fantômes ici, des livres cachés dans les interstices, des notations qui ne mènent nulle part. Le « scénario » pour une exposition est aussi une de mes obsessions en tant que commissaire : je cherche toujours à élaborer un « plan » pour qu’une chose imprévisible se produise au sein de l’espace d’exposition, comme un précipité, ou une magie ! Donc le scénario est toujours ouvert.
« Il suffirait d’avoir une idée neuve » obéit à une autre forme : c’est un poème, comme un souffle que j’ai écrit dans un second temps, après la résidence, alors rentrée à Paris, pour en faire le texte d’une vidéo-poème. J’y parle d’une écriture qui se cherche. C’est une sorte d’exorcisme. C’est une adresse à la narratrice, à un « Vous » à la fois désabusé et désirant une écriture qui ne vient pas, mais qui poursuit quand même. Nous avons voulu aussi qu’il y ait de la nuance dans le livre, quelque chose d’enjoué, pour un objet manipulable, avec des secrets dissimulés au fil des pages. D’où l’appel de notes ou l’index insensés, construits comme des textes eux-mêmes.

Nicolas Boulard : La Chambre de Balzac est un lieu iconique du Château de Saché, c’est dans cette chambre qu’il travaillait. J’ai voulu me mettre en situation de travail, me mettre à la place de l’écrivain. L’environnement n’a pas beaucoup changé depuis. Qu’est-ce que cela fait de passer une journée entière derrière sa table de travail, à regarder son lit ? Et quelles sont les idées qui viennent, les mots ? Pour l’écriture de mon texte, j’ai voulu tester l’influence du lieu sur mon travail d’écriture. Je suis arrivé le matin, à 9 heures pour m’asseoir à la table de travail puis je suis parti à 17h, peu avant l’heure de fermeture du musée. Le texte « Ce qui se passe » et la retranscription intégrale de ce travail d’écriture réalisé en novembre 2019, au lendemain de la marche à pied que nous avons faite de Tours à Saché. L’écriture est une forme d’atelier de recherche pour moi, un laboratoire des idées, là où se construisent les choses.

4- Est-il juste que ce livre fait état des différentes temporalités émaillants cette résidence ? Et si oui comment ces différents temps se sont-ils articulés pour concevoir ce livre. Et dans un deuxième temps l’exposition s’articulant autour de trois situations : S/Z, le bleu du ciel et théorie de la démarche ?

Léa Bismuth : Il y a le livre d’un côté et l’exposition de l’autre. C’est important de dire que le livre constitue une œuvre de l’exposition à part entière. Le parcours de l’exposition se dessine en fonction des différents espaces qui nous sont offerts. Le côté cabinet de curiosité avec S/Z, l’ouverture sur l’environnement avec les œuvres et installations de Nicolas pour Le bleu du ciel, et enfin la performance Il n’y a pas de pas perdus dans la grange du château…

Nicolas Boulard : Nous savions depuis le début de la résidence que nous réaliserions un livre. Sans savoir nécessairement ce qu’il contiendrait. C’est un élément commun à chacune de nos pratiques : Léa s’intéresse particulièrement à la place de la littérature dans l’art contemporain et de mon côté, j’ai toujours réalisé des livres, des éditions en lien avec mes expositions. Le livre « Situations de Vallées » est une création à part entière. Il précède l’exposition qui elle, ne durera qu’un temps. Et il la poursuivra. Le livre est un fragment de temporalité. On y révèle un travail en train de se faire et on diffuse ce travail sous cette forme éditoriale.

5- Quels types d’objets naissent de ce livre et comment s’organisent et dialoguent-ils dans les espaces d’exposition ?

Nicolas Boulard : Le premier temps de résidence a été très important. Nous avons passé 2 semaines à explorer la région, découvrir la Château de Saché ainsi que d’autres maisons d’écrivains (la maison Max Ernst) ou des lieux atypiques comme le Château de Oiron ou le Château de Montsoreau. Différentes idées sont apparues ou ré-apparues au cours de la résidence. Nous avons travaillé sur 3 espaces pour l’exposition et chacun des espaces regroupe des œuvres particulières : nous avons gardé l’esthétique de l’antichambre pour la première salle où nous allons présenter des objets « domestiques » : des bibliothèques en béton pour un livre, des photographies, un papier-peint. Cette première salle sera un assemblage particulier de formes et de références.
Dans la seconde salle, qui sera plus paysagère, il y aura des sculptures murales, des nuanciers « climatiques » réalisés à partir d’eau de pluie de Touraine et d’encre d’imprimerie ou encore des fragments de paysage comme « La Loire ». Il y a toujours un lien très fort entre un processus en train de se faire et une création sculpture. Une vidéo de Léa présentera son texte comme un travail d’écriture et de lecture simultané.
Dans la grange du Château, nous diffuserons l’intégralité de la bande son de la marche à pied : 5 heures d’enregistrement où l’on entend le bruit de nos pas et nos discussions sur ce qui est en train de se passer. Un nuancier chromatique constitué de monochromes produira un environnement particulier. La grange est à la marge du Château, ce sera également une forme d’atelier où les choses sont en train de se faire.

6- La figure fantomatique de Georges Perec est présente dans ce projet, écrivain que vous affectionnez l’un et l’autre en commun. En quoi est il venu nourrir ce projet ? Quelle (s) forme (s) cela prend il dans le projet lui même ?

Léa Bismuth : Perec oui. C’est une référence fondamentale. Malgré une présence discrète dans le livre, Perec est là dès les premières lignes : écrire pour se parcourir, c’est une leçon que je retiens de lui. Parcourir la page, parcourir l’environnement. Il y a un texte auquel je pense et que j’adore aussi pour son titre : « Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concernant ». Dans ce texte, à la recherche de lui-même en tant qu’écrivain, Perec finit par écrire : « Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité », c’est magnifique. Je pense que Perec nous a permis aussi de penser l’épuisement du lieu, que ce soit le château, la chambre de Balzac, le parc, les alentours, la région, en agissant par cercles concentriques. Pour épuiser un lieu, ou tenter de le faire, il ne sert cependant à rien de l’arpenter dans tous les sens : il suffit de regarder et de sentir, ce n’est qu’une question d’observation et de temps, ou d’écoute. L’été dernier, sans penser d’ailleurs directement à cette résidence à venir, j’ai relu Espèces d’espaces. J’avais noté dans un carnet, et je redécouvre cela aujourd’hui : « note pour Balzac : à partir de quand un lieu devient-il le vôtre ? ». La question de Perec est vertigineuse, et sans doute qu’il n’y a pas de réponse. Je ne sais pas quand un lieu devient mien, ou nôtre ; je sais seulement qu’il peut y avoir un rapport au lieu, comme avec une personne que l’on aime. On peut se sentir en confiance, en amitié avec un lieu ; on peut avoir envie de s’y dévoiler, de s’y tapir, de le traverser, ou de converser avec lui. Il y a aussi des lieux de haine, des lieux qui d’emblée nous repoussent, nous emprisonnent, ou peuvent nous faire souffrir. Les lieux ne sont jamais des espaces neutres. Il y a des lieux à habiter et des lieux à fuir.
Evidemment, écrire tout cela alors que nous sommes en plein confinement (depuis déjà 3 semaines à la date du 3 avril 2020) prend une couleur, une saveur, très particulière. D’autant que cette exposition, Situations de vallées, ne parle que d’espaces ouverts, possibles, déclinables à l’infini comme des nuanciers. Nous avons tenté une psychogéographie aussi, un pas-de-côté émotionnel, en faisant la marche de Tours à Saché, et je cite ici Perec encore : « les rues n’appartiennent en principe à personne ». En principe, oui, comme les routes et les vallées. Mais, dans les situations d’exception, ou de guerre, la liberté de mouvement est atteinte au cœur.
Et nous savons que les routes et les nationales appartiennent de fait aux Etats. Les forces coercitives empêchent le mouvement. C’est là que Perec est politique. Il nous revient de redevenir auteurs de nos géographies, au pluriel.

Nicolas Boulard : Oui, Perec est apparu dès la lecture de Théorie de la démarche. Dans ce livre, Balzac a le souci de la formule juste, du détail et il est assez brillant dans les descriptions. Cela m’a fait rappeler « Penser / Classer » ou « Espèces d’espaces » et les multiples jeux et règles d’écriture que Perec s’imposait. J’ai repris alors des protocoles de travail pour la création de Nuanciers, en suivant des suites mathématiques exponentielles d’assemblage. Ou encore en prenant comme sujet de travail des éléments domestiques comme une pomme ou comme matériau ce que nous avions près de nous : de l’eau de pluie, du vinaigre, de l’encre, une bouteille. Chercher du spectaculaire dans des éléments quotidiens.
On retrouve cet esprit dans différentes œuvres produites pour l’exposition comme les bibliothèques pour un livre qui serait une forme de réponse à la question de Perec sur comment ranger sa bibliothèque. Ou encore dans les différents nuanciers qui sont des tentatives d’épuisement d’une formule, une recherche des multiples possibilités qui se trouvent entre un point A et un point B : entre de l’eau de pluie et de l’encre bleue, entre la gare de Tours et le Château de Saché.